Osamu

Comme elles sont pénibles, ces nuits d'efforts obstinés et ces aubes de désespérance ! Qu'est-ce donc que vivre en ce monde : se contraindre à la résignation ? Supporter la misère ? Ainsi, au fil des jours disparaît la jeunesse, rongée petit à petit. Il faut pourtant trouver le bonheur en ce monde...
Ma voix était devenue muette ; et dans le désoeuvrement de ma vie tokyoïte, je me mis à écrire, fragment par fragment, des textes qui, à défaut d'être des chants, méritaient bien d'être appelés "morceaux de vie" : ainsi ma propre création m'aida-t-elle à prendre conscience de la voie qui serait désormais la mienne en littérature. Petit à petit, un sentiment qui ressemblait à de la confiance s'empara de moi. "Eh bien voilà !" pensai-je ; et je me remis au grand roman dont je nourrissais depuis longtemps le projet.

Je rédigeai mon "testament" : Souvenirs, un texte de cent pages. Officiellement, ma première oeuvre. Je voulais, sans rien embellir, raconter tout le mal que j'avais commis depuis mon enfance. C'était à l'automne, j'avais vingt-quatre ans. Je restais assis chez moi, à contempler le jardin envahi d'herbes folles - et sans la moindre envie de sourire. A nouveau, je voulais mourir. "Affectation", que toute mon attitude ? Soit. Je croyais vraiment à mon personnage. Pour moi, la vie était un drame. Ou plutôt, le drame était la vie même. Rien, non, rien ne me donnait envie de vivre. Comme si j'eusse appartenu à un peuple promis à l'extermination, je me sentais voué au néant et je m'y étais résigné. Le rôle que m'avait assigné l'époque, je devais le jouer fidèlement : rôle triste et sans dignité de l'éternel perdant.

« Quand on ne mange pas, on meurt ! C’est pour cela qu’il faut travailler ! » De tels propos étaient pour moi difficiles à comprendre, obscurs, mais ils me semblaient menaçant au plus haut point.

Et les adultes sont des gens sans gaieté. Même lorsque l'on s'aime, il faut être prudent et garder une certaine distance. Et pourquoi cette prudence ? La réponse est toute simple : trop souvent, il arrive que l'on soit victime d'une splendide trahison, et que cela fasse honte. Les êtres humains ne sont pas dignes de confiance : cette découverte est la première leçon qui marque le passage de l'adolescence à l'âge adulte. Un "adulte", c'est un adolescent qui a été trahi.

C’est pourquoi je suis devenu bouffon. C’était mon ultime demande d’affection que j’adressais aux hommes. Tout en les craignant au plus haut point je crois que je n’étais pas résigné à tout supporter d’eux. Et puis, par mes bouffonneries, un fil me rattachait encore un peu à mes semblables. Extérieurement, le sourire ne me quittait jamais; intérieurement, en revanche, c’était le désespoir.

Je pouvais faire n’importe quoi; mon but était de faire rire. Toutefois, bien que je fusse en marge de la vie des autres, ceux-ci n’étaient peut-être pas indifférents à ce que je faisais; en tout cas, il ne fallait pas blesser leurs regards. « Ce n’est pas moi ! C’est le vent... c’est le ciel...» Mon esprit n’était plus préoccupé que par de telles pensées. Par mes facéties je faisais rire ma famille et aussi les serviteurs et servantes (plus incompréhensibles et plus terribles pour moi que la famille); c’était un bouffon désespéré qui se donnait en spectacle.

La parole ne naît-elle pas de l'angoisse de vivre ? Tel le sol en décomposition qui engendre un champignon rouge vénéneux, l'angoisse de vivre n'est-elle pas le ferment des mots ?

Est-ce que, par hasard, je ne pourrais pas devenir peu à peu un homme comme les autres, un homme qui ne serait plus hanté par l'idée d'une mort misérable ?

La mère n'était pas amoureuse de moi ; et de mon côté, je ne me sentais nullement attiré par la mère. Mais pour ce qui est de la fille...

A présent que je manifestais de l'intérêt pour son visage, elle était apparemment satisfaite et ne m'adressait plus un seul regard. Sûre d'elle-même, appuyée au rebord de la fenêtre et la main soutenant le menton, elle regardait à l'extérieur. Les femmes sont comme des chats qui vous appellent lorsque vous les ignorez et qui s'enfuient quand vous tentez de les approcher. Elle aussi - pensai-je avec colère - avait, d'instinct, ce comportement !

Votre bonté, c'est un passe-temps. Un plaisir. Une tortue, vous lui portez secours. Des enfants, vous leur donnez de l'argent. Mais, à des pêcheurs brutaux et à un clochard malade, certainement pas ! La caresse sur votre visage du vent un peu trop odorant de la vraie vie, cela vous déplaît au dernier point !

Je n’ai nulle raison de fierté : ni culture, ni génie. Mon corps est dans un état lamentable – et ne parlons pas de mon âme !

Leur répugnante élégance me donne la nausée : je ne peux plus supporter cela, ne serait-ce qu'une seconde. Et puis, tous ces "gens de qualité"... ma grossièreté les indisposerait et ils auraient vite fait de me chasser !

Être pauvre, ce n'est pas manquer d'argent : être pauvre, c'est manquer de générosité.

Dans la plupart des films, le mot «fin» apparaît au moment précis où s'unit le couple heureux ; mais ce que nous, spectateurs, aimerions savoir, c'est quelle sorte de vie dès lors commencera réellement. La vie des hommes n'est pas une succession ininterrompue d'épisodes excitants. Le lot des pauvres humains, en général, consiste plutôt à vivre dans une amertume blême et désolée.

En fin de compte, il est inutile de demander quoi que ce soit aux hommes. Pour ma part, je préfère ne jamais dire la vérité et me dérober tout en continuant à jouer mon rôle de bouffon.

Osamu Dazaï.

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