Edouard Rod

Je désire vous offrir ce livre, parce que vous êtes celui de mes amis de lettres dont je me sens le plus près : non par le talent, hélas ! mais par je ne sais quelle tendance à me préoccuper des questions qui vous préoccupent et à trouver à peu près les mêmes motifs d’intérêt dans les ouvrages qui vous intéressent aussi. Il me semble donc que nous marchons - quoique d’allures différentes - sur un terrain commun. Votre pas est plus décidé que le mien ; vous avez des certitudes dont je suis encore loin, auxquelles je n’arriverai peut-être jamais ; vous poursuivez un but précis, et j’erre un peu pour le plaisir de la promenade. Mais à défaut des mêmes convictions, j’ai les mêmes curiosités que vous et les mêmes sympathies.

Les biographies des personnes moyennes, dont les noms s’effacent, peuvent presque toujours se résumer en peu de lignes. Leurs vies s’écoulent, pareilles à des eaux lentes à travers des paysages monotones, pour aller se perdre dans les mille canaux de l’oubli : tels, les ruisseaux minuscules se jettent dans les rivières, qui les transmettent aux grands fleuves pour les porter à la mer.
Mais le romancier n’est-il pas justement l’historien des gens sans histoire ? N’a-t-il pas le droit de chercher, par delà les faits incertains, la part d’inconnu, – héroïsme, grandeur, égoïsme, douleur ou scélératesse, – que recèlent les âmes anonymes ?

« Tu l'as voulu, c'est ta faute : expie !... Que pourrais-je pour toi? Mon cœur est mort, tu l'as tué !... »
Oui, dans la banalité des habitudes, dans la régularité de sa vie journalière, en vaquant à ses devoirs de maîtresse de maison, en recevant des gens, en les écoutant, en leur répondant, dans le monde, au théâtre, en bordant le lit de ses enfants ou en riant avec elles, Suzanne pensait toutes ces choses, et bien d'autres encore, plus folles, plus cruelles, plus douces. Quel œil les aurait lues sous la limpidité du regard, sous la tranquillité du front ? Il aurait fallu celui de l'amour, et Michel ne l'aimait plus.

Il y a pourtant, se disait-elle, des femmes qui divorcent, qui plaident, avec le courage de leur bon droit; il y en a aussi qui, simplement, s'en vont : elles se sont détachées ; les liens d'autrefois sont brisés ; de pâles souvenirs sont impuissants à les arrêter, et, prenant leur enfant par la main, elles partent sans retourner la tête... Moi, je ne peux pas ! Je n'ai pas le courage ! Et je reste sur ce bûcher où je me consume devant le spectacle de mon malheur, sans force, sans résolution, à me dévorer le cœur... Je pourrais me refaire une nouvelle vie : il y a l'oubli, qui emporterait ces nuages ; il y a l'inconnu du lendemain, les affections qui peuvent germer sur les cendres des affections mortes... Mais non... Je reste, comme si mon deuil était une chaîne, je reste pour pleurer...

Pourtant, Lamartine l'avait bien peu, bien légèrement aimée, la pauvre petite cigarrière : une aventure de jeunesse, un déjeuner de soleil. Ce fut plus tard seulement, quand elle fut morte et qu'il eut appris sa mort, à mesure aussi qu'il s'éloignait de ses vingt ans, qu'il l'aima à travers ses souvenirs, qu'il l'embellit, qu'il la poétisa, qu'il écrivit pour elle ses meilleurs pages de prose, et l'un de ses plus beaux poèmes, les premiers regrets où vibre une si communicative émotion.

- Je l'aime comme je peux, tant que je peux ; n'est-ce pas assez ? Il me suffirait, à moi, d'être aimée comme j'aime, en pleine loyauté de cœur, sans pensées étrangères qui se jettent à la traversée, sans aspirations à d'inconnus bonheurs interdits, sans regrets de chimères qu'a emportées leur vol malfaisant... S'il lui faut davantage, c'est qu'il est de ces malheureux qui se dévorent eux-mêmes, et moi, je souffre de son malheur, de ne pas le comprendre, de ne pas le partager, d'être impuissante à le soulager... Nous sommes mari et femme, une même chair, un même sang; nous semblons très unis, très intimes; jamais de dissonance entre nous ; en cinq ans de vie commune, nous ne nous ne sommes jamais gravement froissés l'un l'autre ; nous n'avons aucun reproche à nous adresser ; pour réchauffer notre affection, nous avons cette enfant qui est un soleil d'amour, une source de joie. Et il y a un abîme entre nous, un abîme que je ne puis combler !... Le temps passe, les années avancent, je le vois s'éloigner de moi... L'âge viendra : qu'aurons-nous fait de notre jeunesse ? Il y a quelque chose de froid qui s'avance entre nous...

0 pauvre amie, toi qui t’es sincèrement et naïvement donnée et me crois tien, tu ne soupçonnes pas la dure conquête qu’il te reste à faire ! (...) mon cœur n’est point, comme tu le crois, un miroir paisible où se réfléchit ton image ; il est un fond de mer troublé, — boueux parfois, — et des monstres l’habitent.

Leopardi n'a pas vécu, dans le sens vulgaire du mot. Une seule fois, il semble avoir éprouvé une vraie passion, une passion des sens; Ranieri, qui a reçu toutes ses confidences, affirme qu'il mourut vierge à trente-neuf ans ; c'est l'imagination qui a fait tous les frais de ses amours pour Silvia, pour Nérine et pour les autres. Il ne sait donc pas les peines d'amour qu'ont chantées les autres poète de l'amour de notre siècle, Alfred de Musset, ou Henri Heine, ou Byron : les ruptures forcées, les changements de maîtresses, les tromperies de femmes perfides, quelquefois même l'insensibilité de créatures indignes, aimées pourtant par caprice ou par dépravation d'esprit. De fait, il n'a pas souffert, comme eux, de l'amour ; il a souffert du manque d'amour.

- Vous m'avez dit... l'autre jour... que vous aviez déjà aimé... Pourquoi m'avez-vous fait cette confidence? je ne sais pas... Aujourd'hui laissez-moi vous demander une seule chose, une seule... Pouvez-vous aimer encore?...

- Il est vrai que l'absence n'est point inexorable : vous reviendrez, nous nous reverrons... Est-ce bien sûr ? Il peut arriver tant de choses pendant que nous ne sommes pas ensemble ! Notre frêle bonheur est à la merci du plus léger hasard.

J’estime qu’il faut faire pour la guerre, loi criminelle de l’humanité, ce que nous devons faire pour toutes nos lois criminelles : les adoucir, en rendre l’application aussi rare que possible, tendre de tous nos efforts à ce qu’elles soient inutiles. Mais toute l’expérience de l’histoire nous enseigne qu’on ne pourra les supprimer tant qu’il restera sur la terre deux hommes, du pain, de l’argent et une femme entre eux.

Ainsi, Schopenhauer était de ceux dont on peut dire qu’ils ont tout pour être heureux, et il fut malheureux : non pas par la faute des circonstances extérieures, mais par celle de son organisation particulière. Il y eut dans son cas un excès de sensibilité, et il n’y eut pas autre chose. C’en fut assez pour donner le ton à sa philosophie, qui devait devenir le credo de tous ceux, si nombreux aujourd’hui, qui souffrent de la même hypéresthésie.

Il tenait de son père, qui s’était suicidé, une disposition naturelle à la mélancolie. Dès sa première jeunesse, il était enclin à la tristesse, et à une tristesse irrésignée : sa mère, en 1815, lui reproche ses « plaintes sur des choses inévitables », ses « mines renfrognées », ses « jugements bizarres » qu’il prononce « d’un ton d’oracle », ses « lamentations sur la sottise du monde et la misère humaine ». Il évitait la société, il vivait retiré, enfermé en lui-même, avec une sauvagerie qui n’était point de son âge, et qui l’isolait.

Entre les êtres qui ont traversé des émotions voisines ou souffert de maux à peu près pareils, il existe souvent une latente sympathie que le hasard d’une rencontre ou d’une parole peut rendre efficace. Qui n’a jamais rencontré, au bord des chemins de la vie, quelque inconnu dont il devine la détresse pour l’avoir éprouvée ? Qui n’a voulu porter à quelque blessé le baume d’une pitié renseignée par d’amères expériences ? et combien souvent de tels sentiments sont arrêtés dans leur essor par la prudence ou la méfiance, par la crainte de se tromper ou par celle de n’être pas compris !

Hélas ! me disais-je à peu près, nous ne savons rien des autres ! Nous les voyons aller, venir, s’agiter, souffrir, aimer, mourir sans que notre œil malhabile parvienne à percer la couche dure des apparences pour pénétrer au delà, dans les régions de l’âme, celles où réside l’être véritable, éternellement ignoré, impénétrable, inaccessible. Leurs pensées se manifestent à nous par des paroles que nous croyons comprendre, et nous ne sommes jamais sûrs d’en avoir pénétré le sens.

- Je n'ai pas honte de vous avoir aimé, mais j'ai honte de toute cette hypocrisie à laquelle nous sommes descendu si longtemps. Oui, nos mensonges se dressent contre moi. Ils m'étouffent, ils sont le venin dans la blessure. Comme il eût été plus simple et plus noble de dire la vérité...

Il n'y a rien de plus doux que le silence, entre deux êtres qui s'aiment et qui s'entendent ; mais quand les âmes s'en vont en sens inverse, craignent de se révéler l'une à l'autre et n'évitent les pièges des mots que pour mieux se cacher leurs replis ou leurs abîmes, le silence ressemble à des phrases qui mentent, et l'on s'y offense plus encore qu'en se querellant...

Ah ! qu'il est vrai le refrain de la vieille romance :
"Petits enfants, restez toujours petits !"
Mais non. Ils grandiront, les hommes cesseront de leur sourire, les choses se feront cruelles, et ces fraîches impressions à jamais passées céderont la place aux soucis haineux qui nous poursuivent...

- Tu es un malheureux, petit ! Tu demandes à l’humanité de marcher sans lumière, dans la nuit. La foi est aussi nécessaire à l’action que le soleil à la vie.
Je ne suis ni un dieu, ni un prophète, ni un fanatique : je suis un être très simple, qui se débat contre le doute banal d'un esprit angoissé de tout, contre le vide d'un cœur qu'une seule affection, quelque complète qu'elle soit, ne suffit pas à remplir. Je cherche une planche de salut et n'en trouve pas.

- Mon pauvre frère ! s'écria Raymond, tu ne pourras plus vivre !
Léonard serra plus fort la main chaude et faible qui se blottissait dans les siennes. Il savait bien qu'on ne meurt pas de désespoir, que la vie ne s'arrête point au signe des forces ennemies qui voudraient la dissoudre, qu'après toutes ses crises elle reprend ses droits, poursuit son cours.
- Il faudra bien, pourtant, murmura-t-il.
Et les deux frères se turent ensemble, dans la même et poignante angoisse des jours qui viendraient, et qu'il faudrait remplir.

On souffre, on pleure, on a le cœur labouré, on voudrait mourir, on se demande où l'on prendra le courage pour subir, les forces pour supporter sa torture; on frissonne devant l'avenir, on croit que chaque jour verra recommencer le supplice de la veille ; et puis, les jours tombent, les années s'amassent, tout cela recule dans le lointain comme un clocher dont on s'éloigne, qui se rapetisse, qui se confond avec la plaine, qu'on ne voit plus. Et ce n'est pas tout, mon ami : ce qui était amer, affreusement amer, fini par paraître doux, très doux, très bon. L'on ne sait plus qu'on a souffert. On ne se rappelle que les belles heures. Le souvenir les ressuscite quelquefois, mais toutes pâles, prêtes à s'effacer comme le reste. Allez, mon cher enfant, rien ne subsiste, rien, rien de nos angoisses d'âmes, de nos désirs, de nos passions : un fleuve dont les vagues se confondent pour se perdre dans la mer, qui les accueille avec la même indifférence.

Le réveil est d'autant plus douloureux que le sommeil était plus doux ; les années enfuies ne comptent pour rien, dès qu'elles ne sont plus. C'est fini, voilà tout, cela ne reviendra jamais ; et l'on souffre, et l'on a peur de ce qui vous attend... Je ne vois, devant moi que l'avenir qui se prépare : il sera gros de tristesses, lourd d'isolement, plein de fatigues.

Nous poursuivons de tout notre effort des ambitions dont nous savons la vanité, une gloire que nous appelons éternelle et que le temps emporte, une fortune dont les caprices déconcertent nos plus habiles calculs, des honneurs ridicules qu'obtiennent aussi bien les derniers des hommes, — et dans cette chasse nous oublions à côté de nous, des êtres que nous n'aimons pas comme nous pourrions les aimer, pour lesquels nous ne faisons pas ce que nous devrions faire. Nous mourrons, nous et nos œuvres; nos pensées s'évanouiront; il ne subsistera pas une pierre des édifices que nous aurons construits, pas une lettre des noms que nous aurons cru inscrits dans l'histoire; mais ne restera-t-il rien des soleils d'affection que nous aurons allumés? Il faut des milliers d'années pour que disparaisse la lumière d'une étoile éteinte : combien de temps peuvent donc vivre et se perpétuer après nous les sentiments doux et simples que nous avons fait rayonner de nos cœurs ?...

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