Une histoire banale

Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes.
Louis Aragon.

On fait très tôt l'apprentissage de la vie sociale. Le monde dans lequel vous échouez vous marque, c'est un lieu commun que de le dire, on naît tous quelque part, à une époque et dans un milieu donnés. C'est notre repère absolu. Je débarquais dans un monde ouvrier, petit fils d'immigrés, en province, à la fin des années 70 en France.
J'avais en moi un amour de la vérité, un sens de la justice et le goût de l'absolu, mais tourmentés par de curieuses, violentes et inavouables envies. J'étais aimé, adoré devrais-je dire, quoique d'une façon particulière, par les deux femmes de la maison, ma mère et ma grand mère - j'étais l'enfant de lumière - mais regardé en coin, voire carrément méprisé par les mâles de la famille. Je n'étais pas comme eux. Très tôt, je me sentis un étranger chez moi. Je n'avais que peu de goûts en commun avec ces gens qui m'entouraient et que je méjugeais avec une intransigeance propre à mon jeune âge.
J'étais atteint d'une sorte très particulière de « mal du pays » : j'étais agité par cette colère dont parle François Nourissier, et qui ne « se dresse contre rien sinon le hasard d'être né là. Et contre les enseignements, l'apprentissage, l'imprégnation que supposait le lieu, l'époque, la classe. »
En effet, je trouvais ma situation désespérante, désastreuse même et mon entourage coupable. « Coupable de quoi ? Écrit encore Nourissier. De ne pas susciter, apprécier, soutenir, envisager, soupçonner même, cette ambition qui me venait de lui échapper et de devenir un homme d'un matériau différent. »
J'étais différent en effet et de bien diverses manières, mais hélas, et ça je l'apprendrai bien vite, on n'échappe vraiment ni à son milieu, ni ses parents, ni à son enfance. J'aurais dû, il est vrai, assumer cette différence, être fidèle à celui que je portais en moi et qu'importaient les souffrances occasionnées, me tenir au difficile, mais je n'étais pas encore assez mûr et mes sentiments étaient beaucoup trop confus.
Mal cultivé, mal dégrossi, peut-être même un peu bête, je devins chafouin, sournois, faux-derche. J'appris à faire mes coups en douce. Ils me voulaient hypocrite, je le devins plus qu'eux. J'entrai dans un jeu de comédie et une solitude absolue, desquels je ne sorti plus.


C'était moi le salaud me disais-je, j'avais trahi celui que je ne cesserai jamais de regretter, je l'avais humilié et forcé à vivre en ma compagnie. Je ne pouvais en vouloir à personne plus qu'à moi-même de m'être renié à ce point, d'avoir voulu plaire absolument, m'intégrer au prix de nombreuses trahisons et coups-bas. Je me sentais coupable d'une faute obscure et au lieu d'agir dans le monde afin de racheter celle-ci – la sainteté n'était pas dans mes moyens – je suivi le chemin de la destruction. Chemin banal suivi par d'autres avant moi, des plus glorieux aux plus obscurs. Et chemin sans issue.
Quand on ne s'aime pas, quand on se juge mal, il y a des raisons mais la plus forte, la plus puissante c'est quand celui que l'on croit porter en soi ne trouve pas le moyen de s'exprimer. C'est cette croyance, sans doute erronée, de n'être pas tout à fait celui que l'on est, d'abriter un être différent, oppressé, opprimé.
De ce fait, le chemin que nous traçons dans les ténèbres et que nous appelons « notre vie » n'est qu'une ligne sinueuse vers lui. Suivie à tâtons bien sûr car nous serions bien incapable de donner un contour précis à cette ombre fantasmée. Sans doute un être plus moral, plus digne, plus noble, plus... moins...
Mais tout cela n'est que foutaises ! Je n'étais que moi et je souffrais d'un mal très répandu : le mal de vivre, la difficulté d'être. Même si le travail sur soi n'est pas inutile, cette croyance de pouvoir se transformer n'était qu'une tactique pour m'éloigner de « moi-même ». Cioran écrivait dans le crépuscule des pensées :

« Avez-vous regardé la mer à ses moments d'ennui ? Il semble qu'elle agite ses vagues, comme dégoûtée d'elle-même. Elle les chasse pour qu'elles ne reviennent plus. Mais elles reviennent sans cesse. Il en va ainsi avec nous. Qui nous fait retourner vers nous-mêmes, quand nous nous efforçons de nous en éloigner ? »

« Tu étais en friche, ne savait où aller, quelle direction prendre. Tu te harcelais mais rien ne se déclenchait. Un lourd ennui te plombait le visage. Et ce qui rongeait en toi ne te laissait aucun répit. (…) La nausée, la détresse, la honte de soi. Chaque soir, écoeuré d'avoir encore les mains vides, tu descendais plus bas. » (Charles Juliet.)

L'ennui, oui, la honte de soi, le dégoût des autres, la colère, le sentiment de mon impuissance, auront été mes compagnons de route les plus fidèles. Sans savoir quoi, j'attendais.

« L'attente. Avez-vous connu, connaissez-vous l'attente ? Cette attente qui pendant des années n'a cessée de me ronger, m'a empêchée de participer, a frappée d'inanité cela même qui aurait dû me contenter. Si vous saviez dans quels déserts elle m'a fait vivre. Rien de ce qui se proposait à moi n'était à la mesure de ce dont j'avais soif. Et que pouvais-je bien attendre ? Je n'aurais pût le préciser. Sans doute étais-je dans l'attente de cette merveille qui eut apaisé la soif de ce qui manque à toute vie. Mais il n'est point de merveille. » (Charles Juliet.)

La philosophie aurait pu être un recours, du moins c'est ainsi qu'à l'époque je l'envisageais, poussé par un professeur idéaliste, la source d'un Changement salutaire et espéré, si les forces ne m'avaient manquées.
La tristesse, le chagrin d'être en vie devaient être les plus forts, car les plus vrais. Perte du désir et du goût de vivre, lassitude. Les livres les meilleurs me tombaient des mains. C'était une partie perdue. Une démission face à l'existence. Seuls m'attiraient quelques écrits de grands blessés tels Léopardi :

« Je ne vois d'autre vie que les larmes et la pitié. Je pleure l'infortune des esclaves et des tyrans, des opprimés et des oppresseurs, des bons et des méchants. Dans ma tristesse, il n'y a plus la moindre étincelle de colère et cette vie ne me paraît plus digne qu'on s'en occupe. »

Je découvrais la mélancolie comme constitutive de mon être, de mon âme. Elle était mon impasse, elle était ma maison. Il fallait que je le reconnaisse, je ne serais jamais cet homme en « grande santé » que mes lectures m'avaient fait entrevoir et qui me semblait être la seule condition d'une vie qui vaille réellement la peine. J'étais rentré précocement, dois-je en avoir honte ? dans un automne frileux. En lisant ces lignes d'Edouard Roth dans la course à la mort, je me reconnaissais :

« Il m'est impossible de m'astreindre à aucune étude sérieuse : je suis aussi las de ce que je ne sais pas encore que de ce que je sais déjà. »

Abandonné de Dieu, lâché par les hommes, je souriais en lisant ces mots d'Amiel :

« Le cadre change, l'homme reste. Et tout espoir s'évanouit. »

C'était vrai.

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