Sur le blabla et le chichi des philosophes

Celui que j'appelle « mon professeur », et qui le fut, qui fut également la rencontre la plus marquante de mon adolescence, me haïssait.

Il haïssait surtout ma dégaine.

Je n'ai jamais su me saper. Je m'en fichais totalement. L'as de pique, oui c'était bien moi. Un jour, alors que nous marchions ensemble, mon prof, un camarade et moi - nous étudions à ce moment-là « Madame Bovary » et nous en causions sur le chemin -, je tournais la tête vers une vitrine pour « admirer ma mise », désastreuse bien évidemment. Il le remarqua et, se tournant vers mon ami, ricana : « Emmaüs... »

Bref ! Il ne pouvait pas m'encadrer.

Moi, je l'admirais, je l'adorais, je le collais, je le harcelais. Il n'en pouvait plus. Aucune occasion ne lui manquait pour qu'il ne démontrât devant toute l'étude, et avec, il faut bien le dire, maestria, ma bêtise crasse. J'étais l'idiot, le con, le laid, le « charbovary », le bouc émissaire de la classe - et de tout l'univers pourquoi pas ! Si une mayonnaise ratait dans le monde, c'était de ma faute ! J'étais comme tout ces imbéciles qui se pensent innocents : coupable.

J'encaissais. Je n'arrivais pas tout à fait à comprendre ce qu'il me reprochait. Etait-ce ma nonchalance ? Quand je le fixais, de mes yeux énamourés et admiratifs, mâchant négligemment mon chewing-gum de jeune homme peu concerné, il fulminait.

- Si vous voulez être moi, il va falloir travailler plus ! hurlait-il.

Il ne digérait pas à priori le fait que, sans avoir jamais pensé de ma vie, ni ouvert un livre de philosophie, qu'il préférait à la littérature, je sois arrivé, intuitivement et sans aucun effort, à la même conclusion, pessimiste, sceptique et catastrophique, que lui. Cela lui déclenchait des ulcères.

Cette conclusion n'en était pas une pour moi mais était bien plutôt une façon de traîner dans l'existence. Tout était foutu, depuis l'origine. Mes parents étaient des cons qui se haïssaient et les jeunes adolescents au corps flamboyant qui me troublaient tant ne flirteraient jamais avec moi.

Je flottais mollement et cafardeusement dans l'existence, une immense flemme chevillée au corps.

Cela le rendait furieux.

Il usa de tout son talent, qui était grand, et de tout son génie, qui était noir, pour me faire comprendre que ce monde dans lequel j'errais, je n'y comprenais rien. Que je n'étais au fond que la pauvre marionnette d'un Inconscient qui me dépassait de toute part et qui me définissait. Sans « vision élargie » donc, les sciences humaines n'étaient pas faites pour les chiens parbleu, point de Salut ! Et surtout : aucune liberté !

Ce qui se donnait à voir n'était que l'écume d'une mer autrement plus profonde. L'éclat scintillant du monde cachait une forêt de significations. Tout était sens. Le monde faisait signe de toute part, il fallait seulement trouver les clefs qui le déchiffrerait.

L'Art, la science et la philosophie étaient, selon lui, les seules façons nobles d'appréhender ce monde-là. Tout le reste était à jeter, à mépriser. Nous n'avions pas « les mêmes valeurs » : Le divertissement, les chansonnettes, la BD ! tout cela était mignon mais peu interessant.

Je voulais bien le croire. Je savais bien moi aussi que j'étais un pèquenot.

C'est à cette époque que je connu à fond la paranoïa, et l'angoisse. Qui ne m'ont jamais plus quitté.

Donc, l'art changeait la vie ?

Avec le recul, je constate qu'à partir de lui ma vie a bien changé, oui en effet. Mais je me rend bien compte qu'elle ne fut qu'un long détour, et au fond qu'un retour à ma « philosophie » première, à savoir que rien n'est compréhensible, que le chaos domine le monde, et qu'il faut se débrouiller comme on le peut dans un monde d'ombres où règne l'impermanence.

Il souhaitait sans doute, en tout cas je l'imagine, que cette pensée-là, si ancrée en moi depuis l'enfance, soit plus étoffée, plus stylée, plus cultivée ? Il harcela donc le jeune candide, avec rage et fureur, pour qu'il finisse, enfin !, par ouvrir un livre. Ce que je fis. Longtemps. J'ai beaucoup moins lu que je n'ai bu mais tout de même. Ai-je pour autant réussi quelque chose dans ma vie ? Cela m'a-t-il été d'un quelconque secours ?

Non.

Je suis juste passé à coté de ma jeunesse. En guise de consolation, je me dis que cela aurait été de toute façon le cas. Je n'ai jamais été fait pour l'existence.

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