Le spectre de Flaubert (texte de jeunesse)

“La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.”

Gustave Flaubert.

J'ai connu Flaubert au Lycée. Mon professeur de littérature, qui deviendra plus tard mon professeur de philosophie, l'admirait beaucoup. Il était lui-même admirable. Et il m'impressionnait beaucoup. Il a été très important dans ma vie. On peut même dire qu'il la changea de façon radicale. Quand je le croisais dans la rue, les yeux baissés sur mes chaussures, il m'adressait un "Salut Kafka !" qui me faisait sursauter. Ce à quoi je répondais presqu'à voix basse un timide "Salut Flaubert..."

Notre relation fut mouvementée. J'en garde un souvenir mitigé. Quoiqu'il en soit, les auteurs connus à cette époque me firent une très forte impression et resteront à jamais mes "familiers".

Vers vingt ans, j'écrivis le texte qui suit :


Flaubert, "chef de file" du réalisme, mouvement littéraire apparu en Europe dans la seconde moitié du 19ème siècle et qui naquit du besoin de réagir contre le sentimentalisme romantique, contre la « la sottise, le poncif, le bon sens », Flaubert, dis-je, me déprime. Le réel déprime toujours un peu. Il se pourrait que la vérité soit triste, n'est-ce pas ? Et pourtant, je m'obstine. J'y reviens toujours. Je veux qu'un jour il cesse de me tourmenter comme un vieux remords, comme un corbeau maléfique penché sur mon épaule. Mais je crois que je n'arriverai jamais à me débarrasser de ce gros animal de Gustave.

Flaubert, bien sûr, n'est pas le réel, l'objectivité pure, Dieu. Difficile pour un homme. Mais il n'est pas non plus Emma – ou il est une « Emma » révoltée contre elle-même, ce qui est fort possible. Une Emma qui aurait les forces intellectuelles et littéraires pour se réfléchir autrement que dans son miroir de coquette, pour s'objectiver, pour se voir vraiment. Quand à la fin du roman, enfin désespérée et sur le point de rendre "l'âme", on lui tend un ultime miroir et qu'elle est prise de ce fou-rire démentiel, n'est-ce pas parce qu'elle y entrevoit enfin son vrai visage, celui de sa vie ? N'est-ce pas enfin l'ironie, la cruelle ironie du sort, qui entre en elle à ce moment là ? N'y entrevoit-elle pas d'ailleurs l'affreux visage de Flaubert lui-même ? - Quand il dit : « Madame Bovary, c'est moi ! » il veut surtout dire qu'il est tout dans son oeuvre, que le style c'est l'homme et que le réel présenté là est sa vision. Le dieu qui observe les tourments et les petites aventures d'Emma et de Frédéric dans "l'éducation sentimentale", ce dieu-vautour, hilare et furibard, c'est bien lui.

Tout de même, pour écrire des romans comme "Madame Bovary", "L'éducation sentimentale" ou "Bouvard et Pécuchet", il faut avoir « la haine » comme disent les primates à capuches d'aujourd'hui. On soupçonne qu'il dû y avoir beaucoup de petites Emma qui firent souffrir "l'idiot de la famille".

Flaubert a beaucoup travaillé, c'est connu. Il maîtrise la langue et son art. Pour le surpasser dans l'écriture réaliste, il faudrait se lever de bonne heure comme on dit, et avoir une rage quasi titanesque. Quand je lis ses romans je suis perdu dans une forêt de mots que je ne connais pas. Ce que Francis Ponge appelait « la rage de l'expression » il semble que Flaubert l'ai eu. Il est là, présent dans chacune de ses pages, dans chacune de ses phrases, vivant encore, et décrivant avec acharnement et minutie, et cela pour l'éternité – relative des hommes, hein, quand même – les petites vies médiocres de ses personnages...

Drôles de mecs, les écrivains, non ?

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