On ne meurt pas de chagrin ?

"Il est noble d'arriver en retard à tout, et sans se presser."

Au Marquis de l'Orée.

J'ai enfin lu « Rétrécissement », en quelques heures, une après-midi.
Frédéric Schiffter a cette politesse de ne pas trop s'attarder : son roman est assez long pour suffisamment dire, et assez mince pour ne pas lasser.
Ce n'est pas un livre que l'on quitte en baillant pour le reprendre le lendemain, ou dont on s'absente pour lire ses mails. C'est un livre que l'on pose quelquefois pour faire trois pas songeurs dans le jardin, pour fumer une cigarette, et pour y revenir.

J'avais lu quelques critiques qui en parlaient. Certains confiaient avoir ri, un autre disait ce roman « frais comme une coupe de champagne »...
Ils n'avaient lu que le début, non ? Car c'est vrai que le début de ce roman est amusant. On rentre tranquillement dans l'intrigue. On en sort par contre, du moins j'en suis sorti, de ce livre, un peu hébété, gagné par une sorte de chagrin. Il ne m'a pas « réconforté » comme on dit parfois d'oeuvres dites « pessimistes », ni consolé. Je n'avais pas non plus envie de « reprendre une activité normale », d'allumer la radio, de « passer à autre chose »...

J'étais là, calme et silencieux dans le jour déclinant.
Et vaguement triste.

Je n'ai pas bu ce jour-là. Et je me suis couché tôt. Bien sûr, je n'ai pas trouvé le sommeil, tournant et retournant dans mon lit, écrivant cette lettre, dans ma tête, que je vous envoie aujourd'hui.

Peut-être suis-je trop « premier degrés » ou ne sais-je pas bien lire, sans doute y a t-il certaines nuances d'ironie que je ne sais pas entendre ou détecter, mais les malheurs de Baudoin ne m'ont pas fait sourire, à moi. Et je ne leur ai rien trouvé de particulièrement « rafraichissant ».
Sans doute parce que sa détresse m'était familière et que sa vie ressemblait un peu à la mienne – Jusqu'à l'humiliation de son prénom, que je n'ai pas connue mais qui me le rendait proche.

La « maladie » attrapée par Baudoin c'était, avant tout, je crois, un irrémédiable et incurable désespoir. Induit par une trop grande sensibilité et une lucidité extrême.
Ce qui l'a tué c'est l'implacable indifférence et cruauté du réel et son impossibilité à lui, son incapacité absolue, d'y faire face plus longtemps.
Dans le salon littéraire ou il persiste et signe son échec, un infatué philosophe à succès confie à ses lectrices qu'il faut « être soi, désespérément ».
Mais c'est justement ce qui tue Baudoin.
Car le désespoir montré ici n'a rien de « gai », de « salubre » ou de « salutaire ». Il est une irrémédiable impasse, une maladie, un échec total face à l'existence et à la vie, qui demandent un peu de passion, de rage, d'illusion et de désir pour s'accomplir.

Son « rétrécissement » c'est ça : la perte de toutes les forces vitales nécessaires, induite par un insondable et abyssal désespoir.
Baudoin n'est pas taillé pour cette bataille-là. Sans être un « faible » ou un homme sans caractère - il a quelques colères saines et sensibles - c'est au contraire un homme d'une trop grande délicatesse pour s'intégrer durablement dans un monde grossier et indifférent qui maltraite, malmène et vous broie.

Ce qui nous interdit de dire du mal de Fédérica, qui est un personnage détestable, c'est l'admiration de Baudoin pour sa beauté cruelle :

« Fédérica n'était pas belle parce que je l'aimais, je l'aimais parce qu'elle était belle »

Ce qui m'a le plus touché, et charmé, dans sa narration c'est la grande douceur de son ton. Baudoin n'est pas un gesticulateur. Il ne se plaint jamais, n'accuse personne. Il subit, passivement, avec mélancolie, recul et résignation, ce qui ne pourra jamais être changé, être autrement.
Frédéric Schiffter n'utilise aucun procédé mélodramatique, ne racle aucun violoncelle. Le propos est désespérant mais reste sobre, lucide et élégant. Ce qui n'en est que plus émouvant.

Je n'aime pas ces sots qui se trouvent des « frères » à tout les coins de rues. Mais Baudoin m'a touché. On se ressemble beaucoup lui et moi.
Non, ce n'est pas un livre qui « aide à vivre ». Vivre, d'ailleurs, je n'ai jamais su faire. Mais en le refermant, je savais que je n'étais pas tout à fait seul à souffrir de cette infirmité-là, de cet exil-là.
Car je connais bien ce mal particulier, cette douleur, ce chagrin, cette détresse, ce rétrécissement de la vie, de l'envie et du désir qui amenuise l'existence jusqu'au « rien » - dernier mot de Baudoin.

Non, ce livre n'est pas une « fraiche coupe de champagne ». Mais un livre profond, d'une grande gravité (qui ne se prend pas pour autant au sérieux ou au dramatique. A aucun moment Baudoin n'est solennel ou sentencieux - et c'est là sa puissance), d'une inconsolable tristesse, d'un irrémédiable désespoir. C'est le livre de la solitude et de l'échec. L'inévitable échec de l'homme sans qualité face à la fureur du monde.

La fin est déchirante. Et la lettre de Samira aussi bouleversante que désespérante.

Je ne sais pas si ces cons de la culture pensent de même mais je crois que Frédéric Schiffter est un grand auteur.

Commentaires

  1. En effet, cousin Frédéric est un excellent écrivain, en plus d'être un homme remarquablement sensible et brillant.

    Pour vous revigorer, je vous conseille la lecture de "Contre Debord", qui m'a mis en joie, et qui est tout aussi excellemment écrit.

    Au lit.

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    1. J'ai toujours hésité avec ce livre-là. Je n'ai jamais rien compris à Debord. Du coup, j'ai peur que ce livre soit un peu trop intelligent et savant pour moi. Je tenterai :)
      Bonne nuit Marquis.

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