Nevermore


« Qui va se souvenir d'elle sinon moi... le seul, le dernier (…) Les êtres s'effacent on a beau conserver leurs os dans des caisses d'ébène, graver leur nom dans la pierre, ça ne dure que la vie des suivants... le souvenir se garde au coeur dans un petit coin... le visage, l'image ne durera que ce que va durer votre existence... un passage, une passade de je ne sais quel dieu féroce. »
Alphonse Boudard.
Je ne connais rien de plus mélancolique que de parcourir les photos de la vie de parents récemment décédés. Leur existence vous apparaît alors comme la plus aléatoire, la plus contingente des vies. Qui se souviendra de ma grand-mère après moi ? Et de lui, « du vieux », comme elle disait en baissant la voix pour ne pas qu'il l'entende ? Ces photos devant mes yeux de leur jeunesse évanouie, morte à jamais, ces visages, pour la plupart inconnus, toute cette insouciance... Absurdité de toute vie. Tristesse profonde face à l'infinie fragilité des existences humaines. Nausée. De ces innombrables vies croisées, présentes et passées, que restera-t-il ? Et de nous ? Nous le savons. Rien. Et ne croyons pas que la notoriété ou la gloire nous sauveront de l'oubli éternel. La mort est la grande oublieuse.
« Que faut-il faire de mes jours, que faut-il faire de mes nuits ? » écrivait Louis Aragon. Si la mort est l'horizon de notre existence comme l'écrivait justement Martin Heidegger, alors de quoi occuper nos instants, à quoi bon s'efforcer de vivre ? Toute action est vaine et la mort aura le dernier mot.
C'est vrai. Mais enfin nous sommes nés, nous sommes là, nous sommes « au monde ». Et contrairement à ce que l'on pourrait penser un peu vite, la mortalité qui est une malédiction est aussi notre chance. Car qui ne voit qu'une vie sans la mort n'est plus une vie ? Qu'elle est même ce qui « fait le sel » de l'existence. Vivre éternellement serait le pire des enfers ! Notre société du divertissement et du spectacle à tort de tenter de nous faire oublier cet horizon indépassable.
Que serait un être immortel ? Un cochon. Un Dieu accablé par l'ennui. « L'éternité c'est long, surtout vers la fin » plaisantait Kafka, et nous sommes arrivés tout au bout de l'éternité semble t-il.
Notre vie n'est pas précieuse en soi (la nature n'est pas avare), elle n'a que la valeur que nous lui donnons, et il n'y a que la mort qui donne poids aux évènements et aux choses qui la peuplent.
Ecoutons Borges dans l'Aleph :
« La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes ; chaque acte qu'ils accomplissent peut être le dernier ; aucun visage qui ne soit à l'instant de se dissiper, comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l'irrécupérable et de l'aléatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pensée) est l'écho de ceux qui l'anticipèrent dans le passé ou le fidèle présage de ceux qui, dans l'avenir, le répèteront jusqu'au vertige. Rien qui n'apparaissent pas perdu entre d'infatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien n'est précieusement précaire. L'élégiaque, le grave, le cérémoniel ne compte pas pour les Immortels. »
Maudite soit la vie sans la mort donc.
La morale commande. L'homme n'obéit pas toujours. C'est sa liberté. C'est presque, pour certains, sa définition. La morale commande que nous ne vivions pas comme si nous étions immortels mais au contraire de garder à l'esprit, autant qu'il nous est possible, que nous mourrons. Car sans la pensée de la mort aucune action, aucun commandement n'est plus urgent, ni précieux, et nous vivons dans l'éternelle remise à demain de ce que nous devrions faire aujourd'hui. Et qu'y a-t-il de plus urgent que de vivre ? Et d'aimer.
« Quand on est mort c'est pour longtemps, disait le chansonnier Antoine Désaugier. Employons donc bien nos instants. » Et aimons donc bien nos amis.
Mais notre insouciance est presque incroyable. La pensée de l'irréversibilité du temps devrait nous faire prendre conscience de cette tache incroyablement difficile et exigeante qu'est vivre. Mais non. Nous jouons aux cartes, nous buvons des coups, nous « tuons le temps » ou le laissons nous tuer.
Ce corbeau, perché sur le buste de Pallas de Sir Edgar Allan Poe et qui ne sait dire qu'une chose « Nevermore, jamais plus », ce corbeau est la figure de notre destin.


« Dans mon enfance, j'avais suivi avec passion un radio-feuilleton dont le héros était un loup de mer qui racontait des histoires de ses voyages à travers les Sept Mers. Ce fut là ma première vocation définie : je voulus être marin, bourlinguer, faire naufrage, aimer, vivre intensément et, devenu vieux, raconter des aventures exotiques aux plus jeunes en fumant ma pipe. En fait de marin, je n'ai été qu'un modeste loup de bar » sourit l'écrivain cubain Daniel Chavarria.
Eh ! On a la vie que l'on peut et l'on fait avec ses propres moyens. Nos espérances et nos rêves d'adolescents ne se réalisent pas toujours. C'est comme ça, il faut prendre acte de ce que nous avons pu accomplir et de ce que nous sommes.
« C'est une étrange souffrance que de mourir de nostalgie pour quelque chose que tu ne vivras jamais » soupirait poétiquement le personnage principal du roman d'Alessandro Baricco, Soie.
La nostalgie a son univers et l'enfer est pavé d'espoirs déçus et de désirs inassouvis. Il est faux, selon moi, de dire que l'on choisit toujours sa vie, cette vision morale un peu grossière et volontariste. Il semblerait que c'est bien plutôt elle qui nous choisit.
On ne choisit pas son patrimoine génétique, non plus la société dans laquelle s'inscrit notre existence, par exemple. On s'y adapte, on s'y ajuste, si c'est possible, et c'est cela que l'on appelle modestement la « sagesse » - mais la révolte est un autre chemin.
Il y a des irréconciliés qui pensent que la vie ne vaut pas la peine, que leur vie ne vaut pas la peine d'être vécue et qu'aucune pratique morale ne viendra en atténuer la souffrance ou l'indignité. On ne fait pas toujours contre mauvaise fortune bon coeur. Il est des coeurs plus passionnés, plus exigeants.
Plus fou ? Peut-être pas. Quand la vie nous semble trop dure, trop absurde, la question du suicide se pose. Et pour beaucoup d'entre nous. "To be or not to be", c'est toute la question en effet.
Le suicide n'est pas un acte de lâcheté, comme on essaie de nous le faire croire. Je penserais plutôt que c'est un acte de courage : le corps recule devant la mort et il n'est pas aisé de se donner la mort volontairement. Mais les à priori de la société sur la mort désirée et choisie ont la vie dure.
Ce qui peut apparaître choquant concernant le suicide dans nos sociétés c'est qu'il n'existe aucun moyen légal de mourir sans douleur. Alors que les médecins détiennent ce moyen de mourir sans souffrances. En outre, notre société, qui nous serine à toute heure que nous devons être responsable, nous enlève cette responsabilité face au choix ultime : choisir l'heure et le moment de notre mort.
Quand vous choisissez le suicide, pour notre belle communauté, c'est que quelque chose "ne tourne pas rond". C'est à pleurer de rire... Tant que vous êtes en accord avec les idées dominantes (aussi débiles et infondées soient-elles) vous avez toute votre jugeote, par contre dès que vous déviez un peu de cette route hypocrite et mal cultivée tracée pour votre bien, évidemment, on vous envoie consulter. Mais rien de nouveau là dedans. Jadis, quand le comportement d'un homme était trop manifestement déviant on le disait possédé par le démon et on l'envoyait chez le prêtre. De nos jours, où la médecine à remplacé le clergé, on l'envoie chez le psychiatre. Et qu'est ce qu'un psychiatre ? C'est un représentant de l'Etat et le gardien du bon fonctionnement économique de ses membres.
Petit exemple :
La société d'hyper consommation capitaliste "plus plus" dans laquelle nous vivons impose à une femme (de façon moins caricaturale mais c'est tout de même le résultat qui compte) :
« Madame, de 8h à 17h, vous n'êtes rien d'autre qu'une caissière de Supermarché. »
La madame accepte car elle doit payer ses factures, nourrir ses enfants et payer la gnole de son tortionnaire. Mais il se trouve qu'une femme ne cesse pas d'être une femme de 8h à 17h et qu'à force de penser caissière la madame pète un cable (si vous me passez l'expression). Elle ne se prend pas pour la Sainte Vierge mais elle hurle de toute ses forces qu'elle N'EST PAS UNE CAISSIERE !
Que se passe t-il à ce moment là ?
"Monique pète une durite", pour reprendre le « parler » élégant de l'époque. On l'arrête quinze jours et on l'envoie... chez le psychiatre !
Car évidemment une femme qui hurle qu'elle est autre chose qu'une caissière, ou qu'une « bonniche », ou qu'un objet sexuel, selon les cas, c'est adaptable, c'est une femme qui ne tourne pas rond.
Le gentil psy va donc lui faire comprendre qu'elle est une gentille caissière qui doit s'insérer dans un système économique qui est ce qu'il est, hein ? Vous comprenez bien, on ne va pas changer le monde non plus, et au nom du « principe de réalité » va gentiment lui faire fermer sa gueule.
Résultat de l'analyse ? Retour à la normale : Monique pourra reprendre son travail et fonctionner correctement au sein du collectif.
La société fait donc ceci dès que quelqu'un la contrarie un peu dans ses projets et dans ses plans : hop, chez le psychiatre ! Que dire alors à ceux qui veulent quitter le bateau un peu trop tôt ?
- Quoi ?! S'insurge notre bonne société du divertissement et du spectacle, vous êtes sous notre tutelle et vous osez prétendre à assez de liberté pour choisir vous-même l'heure de votre départ ?! Vous plaisantez ou quoi ?
Effectivement, cela ressemble à un désaveu. Et même (c'est très mal vu) à de la désertion. Alors elle dit :
- La vie est sacrée monsieur. Si vous ne vous en rendez pas compte, c'est que quelque chose...
- … ne tourne pas rond, c'est ça ? Répond le candidat à une mort douce et choisie. Moi, ce que je pense c'est que si quelque chose ne tourne pas rond, ce n'est pas dans ma tête. En cela vos gentils psy ne m'aideront en rien. Et je pense aussi que si pour vous « la vie est sacrée » c'est qu'il vous faut de la chair à travail et à canon.
La société se renfrogne, ricane. De toute façon, elle a le pouvoir et toujours le dernier mot.
« Tu es né dans la souffrance, tu vis dans la souffrance, et tu mourras dans la souffrance. » Voilà l'adage.
Certaines civilisations ont respecté le suicide. Quand un homme avait bien vécu, il mettait fin à ses jours pour les terminer dans la gloire et la splendeur. Aujourd'hui nous n'en sommes plus là. Quel recours a un homme ou une femme qui, jugeant sa vie indigne, souhaite déserter : le couteau, le saut dans le vide, le bidon d'essence... Bref, l'horreur et la douleur.
Le fait de maintenir les hommes dans l'existence contre leur volonté est une violation de leur droit le plus sacré : choisir le moment de leur mort et mourir sans douleur. C'est un Abus de Pouvoir.
Souvent, nous lisons ou entendons, dans les médias ou autour de nous, des pauvres gens se demandant ce qui peut bien pousser d'autres êtres à faire une « tentative de suicide ». Ce qu'il est bon de souligner c'est qu'il n'est pas nécessaire d'être isolé ou en détresse pour passer à l'acte. Il est inacceptable de mettre sur le dos de leur souffrance et de leur isolement le CHOIX du suicide que font certaines personnes et de leur dénier le DROIT de le faire EN TOUTE CONSCIENCE.
Considérer la lucidité et la manière personnelle de voir la vie d'un homme qui déciderait de son propre chef de mettre fin à ses jours comme quelque chose induit par la souffrance ou la maladie, et donc GUERISSABLE, c'est l'infantiliser, le nier. Et je trouve cela, personnellement, inacceptable et même révoltant.
Mourir parce que l'on pense que notre vie est indigne. Ou parce qu'elle le devient.
Mourir au terme d'une longue et belle vie, éviter le naufrage de la vieillesse, de la maladie ou de l'horreur d'une dépendance non choisie, est-ce de la lâcheté ou de la dignité ? Une misérable vie vaut-elle mieux qu'une belle mort ?
Mais la mort n'est pas toujours belle. Elle est parfois la seule issue envisageable. Restons modeste.
La mort librement choisie demande plus de courage que d'héroïsme :
« de pauvres petites femmes l'ont fait » se répétait pour se donner du courage l'écrivain Pavese.
Oui, courage...


J'ai toujours pensé que le suicide conférait une sorte de valeur, de grandeur à une vie. Même la plus misérable, même la plus méprisable.
Personne ne s'imagine le courage qu'il faut pour faire ça.
Certaines têtes plates aiment à « faire de l'esprit » (c'est à ça qu'on les reconnait) et faire ricaner les plus sots. Se sentant sans doute « philosophes », ils balancent :
- Vous n'aimez pas la vie ? Eh bien ! Que faites-vous encore là ? Suicidez-vous !
- Mouais, c'est ça, t'as tout compris espèce de gros con...
« C'est pas facile, facile de s'foutre en l'air, chantait Alain Bashung, c'est pour les riches les somnifères »
Le coiffeur de ma mère s'est suicidé. Un de mes anciens voisins aussi.
Mon voisin, c'était il y a très longtemps.
Je détestais l'appartement misérable où j'avais atterri après une rupture. Une sorte de studio minuscule au septième étage d'une rue sordide, bigarrée et vivante, même la nuit. Peuplée de Schizophrènes errants, de prostituées « de tout genre », de zonards patibulaires, de dealers et de clochards.
Ma mère et mes amies adoraient me rendre visite...
La seule ouverture de ce logement était une baie vitrée avec vis-à-vis magistral sur la vie des voisins d'en face.
Il y avait la vieille dame « qui recevait », la jeune toxicomane qui recevait de même, un musulman qui rentrait assez tard, du boulot j'imagine, et qui s'agenouillait toujours à la même heure vers la mosquée, et puis lui. Ce petit bonhomme, ridé, fané, rachitique, toujours collé à sa fenêtre.
Je le haïssais. Il regardait ouvertement et stoïquement chez moi, sans détourner le regard et sans aucune gêne en plus le mal élevé ! J'étais furax. Je baissais mon store à sa vue et me retrouvais, à cause de lui, encore plus enfermé.
Là, je censure un juron.
Et puis un jour : vacarme et sirènes de pompier dans la rue. Je regarde comme tout le monde par ma fenêtre. Ils étaient en train de récupérer son corps sans vie par la rue, par une sorte de grue, sa porte étant sans doute verrouillée de l'intérieur, je ne sais pas.
Ce suicide-là m'a hanté longtemps, comme une ombre sur ma vie d'alors, comme un remord.
Le coiffeur de ma mère, lui, buvait. Il était très doué mais « on sentait qu'il avait des soucis intimes ». Un jour il en finit pour de bon avec la vie lui aussi. « On le sentait venir » raconte encore ma mère. J'ai oublié comment. C'est vieux maintenant.
Je pense parfois à ces hommes, à leur chagrin, à ce que devait être leur vie. Le désespoir terrible qui a pu les pousser à ce geste fou.
Et j'avoue qu'aujourd'hui, moi aussi, je n'ai plus trop envie de trainer encore dans les parages de ce monde.
Alors, je bois.
C'est plus lent. Et moins courageux.
Mais j'espère que ce sera efficace au bout du bout.

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